Stimuler l'économie des collectivités locales et régionales africaines
Pour faire face au Coronavirus, 42 pays africains ont opté pour un confinement total ou partiel. Cette période de fermeture a contribué à l'érosion des économies fragiles du continent. Afrique Progrès Magazine a rendu visite à Jean-Pierre Elong Mbassi, secrétaire général de Cités et Gouvernements Locaux Unis d'Afrique (CGLU Afrique), pour s'enquérir des pertes économiques subies par les collectivités territoriales et des solutions pour les relancer.
Depuis, de nombreux experts parlent de pertes économiques au niveau national. Pouvez-vous nous parler des pertes subies par les collectivités locales et régionales ?
Depuis le début de la crise du coronavirus et la mise en œuvre des mesures d'endiguement, la plupart des villes d'Afrique sont confrontées à la difficulté pour leurs populations, notamment les plus vulnérables, de subvenir à leurs besoins. Comme vous le savez probablement déjà, le secteur des PME et le secteur informel représentent ensemble entre 30 et 50% de la valeur ajoutée de ces villes et 60 à 80% de l'emploi. L'arrêt des activités résultant de l'endiguement ordonné de la contamination par le coronavirus risque d'entraîner une réduction drastique de l'activité économique, une augmentation significative du chômage et une baisse encore plus importante des revenus des ménages. En somme, la vie quotidienne risque d'être beaucoup plus difficile après la crise COVID-19, alors qu'elle l'était déjà pour la grande majorité des gens. La baisse de l'activité économique se traduira également par une baisse des recettes financières pour les budgets des villes. Les chiffres de l'Observatoire des finances locales de CGLU Afrique établissent le niveau moyen des budgets des villes en Afrique à 250 dollars par habitant, et le niveau moyen des budgets d'investissement à 28 dollars par habitant. Nous avons calculé que COVID-19 entraînerait une réduction des budgets des villes de l'ordre de 30 à 50 % en fonction de la part prise par la contribution du secteur informel dans les recettes budgétaires propres de la ville. La réduction des budgets d'investissement, quant à elle, serait de l'ordre de 30% lorsque la contribution du secteur moderne aux ressources propres du budget est majoritaire, et d'au moins 50% lorsque les ressources propres des budgets des villes dépendent principalement des impôts et taxes sur les activités du secteur informel ou assimilé (droits de marché ; taxes sur les débits de boissons, cabarets ou gargotes ; etc.) La capacité d'investissement des petites villes (10 000 à 100 000 habitants) et des villes moyennes (100 000 à 500 000 habitants) serait proche de zéro.
Le maintien d'un niveau minimum d'investissements publics dans ces villes, y compris les villes moyennes et petites, est nécessaire car ces investissements sont un soutien direct à la relance des économies locales. Cette situation est à mettre en relation avec le fait que le secteur informel.
La crise du COVID-19 a des impacts beaucoup plus fondamentaux qu'il n'y paraît à première vue. Elle remet en cause la résilience des villes africaines et leur préparation à faire face aux crises et catastrophes de plus en plus fréquentes dues aux effets du changement climatique. En dehors des villes africaines récemment exposées au virus Ebola (Monrovia au Libéria ; Freetown en Sierra Leone ; Kinshasa et les villes de l'est de la République démocratique du Congo), la plupart des villes d'Afrique au sud du Sahara (à l'exception peut-être des villes d'Afrique du Sud) ne disposent pas d'une organisation définie en cas de catastrophe ni de plans d'organisation des secours et d'assistance aux victimes (Plan ORSEC). La crise du COVID-19 a également révélé que de nombreuses villes présentent de graves lacunes dans l'organisation des services funéraires, à commencer par la disponibilité d'un nombre suffisant de morgues et de cimetières. Ce constat a particulièrement touché les populations de ces villes qui savent l'importance qu'elles accordent aux rites funéraires et aux cérémonies de deuil. C'est dire que la crise du coronavirus laissera aussi des traces au niveau anthropologique. Ce qui ressort de la gestion de la crise du coronavirus en Afrique, mais pas seulement, c'est qu'elle a donné l'occasion aux gouvernements centraux de revenir, le temps de la crise, sur les compétences reconnues aux collectivités locales par les lois de décentralisation. Cette remise en cause de la politique de décentralisation s'arrêtera-t-elle à la sortie de la crise ? Ou bien le grignotage initié par le gouvernement central en réponse à l'urgence sanitaire se poursuivra-t-il, alors que les collectivités territoriales sortiront très affaiblies de la crise ? CGLU Afrique est déterminée à résister aux côtés de ses membres pour que les acquis de la décentralisation ne soient pas perdus, convaincus qu'ils sont que le développement est local ou n'est pas.
Avez-vous l'impression que les solutions de déconfinement proposées par certains pays africains incluent les collectivités locales et régionales ?
Afin d'atténuer les conséquences de la crise du coronavirus sur le secteur économique, une série de propositions sont avancées : report du paiement des loyers et des impôts, gel des agios bancaires, octroi de soutiens financiers par l'État, etc. Ces dispositifs, souvent soutenus par les partenaires au développement, s'adressent principalement aux entreprises, mais pas aux collectivités territoriales. C'est une erreur. Les villes sont en effet un acteur économique majeur où le secteur informel est majoritaire. Rappelons qu'il se développe essentiellement autour des espaces publics mis en place par les autorités locales. Donner à ces dernières la capacité de maintenir un minimum d'investissements publics est donc un soutien direct à la relance des économies locales. Cette dimension de l'appui aux collectivités territoriales dans le cadre du soutien à l'activité économique post-COVID-19 doit être sérieusement prise en compte par les Etats et leurs partenaires au développement.
Quelle stratégie suggérez-vous pour relancer l'économie des collectivités locales et régionales ?
La crise du COVID-19 est l'occasion de réfléchir au modèle de développement que les villes africaines ont suivi jusqu'à présent du fait de leurs États. CGLU Afrique plaide depuis longtemps pour que les villes africaines s'engagent dans la transition vers la ville durable et résiliente. Certains considèrent ce concept de transition comme une mode qui n'a pas de réalité dans les villes africaines dont la principale préoccupation devrait être de trouver et de proposer des solutions pour assurer la survie quotidienne de leurs populations. C'est oublier, comme le disait Mao Tse Dong, qu'une contradiction principale ne se résout pas au niveau où elle apparaît. Pour la résoudre, il faut adopter une approche stratégique qui cherche à répondre aux urgences tout en préparant les conditions pour éviter d'être réduit à ne traiter que les urgences parce qu'on n'a pas réfléchi aux changements à mettre en œuvre sur le long terme pour sortir du piège de la pauvreté et des inégalités à l'échelle de la ville dans son ensemble.
Africa’s cities have no choice but to embark on the transition to sustainable development in order to avoid repeating the mistakes made by developed and emerging countries that have based their economic development too much on easy access to fossil fuels and unlimited borrowing and dumping into the natural environment. At present this model comes head-on up against the limits of the planetary ecosystem. It is the responsibility of Africa, which in thirty years’ time will become the world’s first human home, and which is fortunate enough to be the region of the world least embedded in the fossil fuel-dominated economy, to engage the world now in forging a low-carbon and more resilient development trajectory. Such a bifurcation has profound consequences for the model of development that these cities should adopt. It is a review of the five main functions that any municipal authority is expected to perform, namely:
- Nourrir la ville ;
- Construire la ville ;
- Fournir à la ville des équipements et des services de base ;
- L'entretien de la ville ; et
- Administrer et gérer la ville ; passer le test de la sobriété des emprunts comme des rejets dans la nature, de l'efficacité énergétique, de la proximité et des circuits courts entre lieux de production et de consommation, notamment dans le secteur alimentaire, de la logique de l'économie circulaire, ou encore de l'inclusion sociale et de la justice.
Ce test devrait permettre de détecter les points d'attention à traiter pour aller vers une trajectoire de développement plus durable et résiliente. Cet exercice est tout à fait à la portée des collectivités locales et régionales d'Afrique, et beaucoup s'y sont déjà engagées. Bien sûr, cet exercice sera exigeant pour les conseils municipaux et les gouvernements municipaux en termes de connaissance de leur économie locale. Ils devront sans doute faire appel à des consultants ou s'associer à des universités pour les aider à comprendre ce qui peut être fait. Relancer l'économie des villes africaines sur la matrice de la transition vers le développement durable a aussi l'avantage d'être cohérent avec l'Agenda 2030 des objectifs de développement durable et l'Agenda de Paris sur le changement climatique. C'est-à-dire que les villes qui s'engageraient dans une telle démarche seraient susceptibles de trouver un appui dans les mécanismes de coopération internationale tels que le Fonds vert pour le climat.
Pour de nombreuses personnalités politiques et économiques, COVID-19 a changé le cours de l'histoire de l'humanité. En quoi le monde de demain sera-t-il différent de celui d'hier ?
J'aimerais partager votre optimisme quant au changement du cours de l'histoire de l'humanité suite à COVID-19. J'ai cependant des réserves sur cette appréciation, car l'histoire récente de l'humanité montre que les êtres humains tirent rarement les leçons de l'histoire. Si je me permets d'exprimer un souhait, c'est que le souci de la préservation de l'espèce humaine sur cette planète, qui semble être une exception unique dans le cosmos, reprenne sa place dans les préoccupations des populations et des dirigeants des communautés humaines. Cela suppose que le monde de demain soit un monde où la solidarité et la coopération l'emportent sur la compétition de tous contre tous. Un monde dépourvu de l'exploitation de l'homme par l'homme mais animé par la soif de rencontre entre des femmes et des hommes d'égale dignité. Un monde où tous les pays respectent enfin la Déclaration universelle des droits de l'homme, et ne l'interprètent plus à géométrie variable et au gré de leurs intérêts contradictoires. Un monde de paix, d'harmonie et d'amour. Une utopie naïve ? Sans doute. Mais seuls les naïfs et les utopistes changent le monde. Les cyniques et les réalistes ne le peuvent pas, parce qu'ils n'y croient pas.
Êtes-vous optimiste quant à l'avenir du continent africain ?
Poser cette question, c'est se préoccuper de l'avenir, ce qui est très important aujourd'hui en Afrique. Je me souviens de la réaction d'une connaissance devant laquelle je me réjouissais que l'Union africaine ait enfin réussi à formuler une vision pour le continent avec l'Agenda 2063 "L'Afrique que nous voulons" : "Ces gens de l'Union africaine en ont déjà fini avec nos problèmes quotidiens et planifient pour nous un siècle plus tard ? C'est un signe de leur inefficacité, un signe de leur incompétence". Considérer la référence au futur et au long terme comme un signe d'incompétence montre l'immensité du viol de l'imaginaire subi par les Africains., to quote the Malian sociologist Aminata Traoré.
Penser juste. Depuis les années d'ajustement structurel, la plupart des Etats africains ont été avertis de ne penser qu'à court terme, en fonction de l'exercice budgétaire, voire à très court terme, en fonction des réunions trimestrielles avec les équipes du FMI et de la Banque mondiale
Sortir de la dictature du court terme pour revenir au long terme, celui des transformations structurelles, est la question de l'heure pour ceux qui partagent le point de vue selon lequel "on ne développe pas les gens, les gens se développent eux-mêmes“.
Mais sans un projet à long terme, envisageant l'avenir pour au moins trois générations, aucun développement humain durable ne peut être envisagé. Trois générations, c'est l'horizon du siècle. A cet horizon, selon les projections démographiques, l'Afrique sera le premier foyer humain du monde, avec près de 40% de la population mondiale, qui sera alors proche de 9 milliards d'habitants selon toute vraisemblance et sauf catastrophe. D'ici 2050, la majorité des jeunes de moins de 18 ans dans le monde seront africains et leur part dans la population mondiale continuera de croître. Selon les experts de la FAO, l'Afrique disposera encore de 60 % de terres arables saines pour l'agriculture et constituera le deuxième bassin d'eau douce du monde, ainsi que le deuxième plus grand réservoir de biodiversité - la deuxième plus grande pharmacie naturelle du monde. L'Afrique restera le principal réservoir mondial de minéraux, dont certains sont essentiels pour toute une série d'industries stratégiques. En d'autres termes, qu'il s'agisse de richesses naturelles ou humaines, l'avenir de l'Afrique est prometteur.
Comment transformer ce potentiel en réalité pour assurer l'amélioration continue de la vie des Africains et des autres habitants de la planète, et quelles trajectoires définir pour y parvenir ? Tel est le défi.
Pour ce faire, les Africains doivent dès à présent commencer à se donner une plus grande marge de manœuvre pour exploiter leurs richesses naturelles et humaines au profit de leurs populations
Pour ce faire, ils doivent réinterroger les institutions qu'ils se sont données pour gérer leur vie collective. Je pense que la vision de Kwame Nkrumah, premier président du Ghana, reste la seule qui puisse redonner aux Africains le contrôle de leur avenir. L'Afrique doit s'unir au sein des États-Unis d'Afrique pour que les Africains puissent vivre libres et égaux dans le monde de demain. Il n'y a pas d'avenir dans ce monde pour les micro-États africains hérités de la colonisation, qui continuent à handicaper les Africains dans leur vie quotidienne et à limiter l'horizon de leur projection.
L'Afrique doit également être porteuse des valeurs de solidarité et de partage pour donner naissance à un monde à l'origine d'un nouvel humanisme, qui respecte avant tout l'harmonie de l'espèce humaine avec les autres espèces vivantes dans un équilibre écologique respectueux de la biodiversité et des exigences du développement durable.
L'Afrique est la mieux placée pour amorcer cette bifurcation, car elle est actuellement la région la moins ancrée dans l'économie fondée sur les combustibles fossiles bon marché et les emprunts et rejets inconsidérés dans la nature. J'aimerais beaucoup que la conscience d'appartenir à un peuple qui aura une grande responsabilité dans le destin de l'humanité soit mieux partagée entre les Africains. Il est temps que les Africains prennent la mesure de ce qu'ils sont dans ce monde, de ce qu'ils doivent apporter pour que le monde de demain soit meilleur. Mais pour cela, le dépassement des États hérités de la colonisation doit être une priorité politique majeure pour le continent. Les populations et les élites du continent y sont-elles prêtes ? Ou veulent-elles continuer à accepter la servitude volontaire à vie ?
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